De temps en temps, ces dernières années, quand il regardait en arrière, il pouvait vraiment voir la dégradation.

Autrefois il pouvait, là il ne pouvait plus.

Autrefois il réussissait, là il ne réussissait plus.

Autrefois il était, là il n’était plus.

Mais cette fois, c’était différent. Cette fois, ce n’était pas une dégradation, mais une chute libre. Cette fois, ce n’était pas « autrefois » mais « il y a deux semaines » ou « juste la semaine dernière » ou « hier ».

Et le rythme et l’intensité de la chute étaient si forts qu’il n’arrivait pas à s’organiser, à se préparer ou à se défendre.

La maladie et le traitement avaient fait des ravages et lui, il était impuissant.

Même elle avait du mal à le voir ainsi. Elle ne cherchait même plus à cacher sa difficulté (il avait toujours cru qu’elle souffrait plus que lui dans cette histoire).

Alors, de temps en temps, ils se disputaient pour des broutilles, puis se retranchaient chacun dans sa douleur, honteux de leurs faiblesses humaines et cherchant une voie et la force de s’étreindre et de pleurer.

Et lui, champion du monde de trouver des points de lumière, ne voyait autour de lui que de l’obscurité.

Il était assis dans un couloir à l’hôpital et attendait un examen. Un jour, il avait essayé de calculer combien d’heures il avait passées à attendre à l’hôpital.

Il se disait que c’était absolument illogique de vivre, d’une part, sur du temps emprunté, et d’autre part, de gaspiller le temps qui lui restait à attendre dans un couloir sans intérêt, entouré d’autres personnes qui, elles aussi, vivaient sur du temps emprunté et qui attendaient. Une attente inutile. Comme si l’attente était devenue le but en soi.

Et le fait que ce soit un malheur partagé ne change rien. 

Ou comme l’a dit le poète :

«Le malheur des uns

Ne fait pas vraiment le bonheur des autres ».

Et ainsi, alors qu’il attendait, entouré d’autres qui attendaient, il se souvint d’une blague hassidique :

Moïshe va voir le rabbin et lui dit :

« Oy vey, rabbi. Tu ne sais pas ce qui m’est arrivé.

Mon fils a quitté la maison et s’est converti au christianisme. »

Le rabbin lui répond :

« Oy vey, Moïshe. Tu ne sais pas ce qui m’est arrivé. Mon fils a quitté la maison et s’est converti au christianisme. »

Moïshe demande au rabbin : « Alors, que ferons-nous ? »

Le rabbin répond : « Prions Dieu. »

Ils prient Dieu ensemble : « Oy vey, Dieu. Tu ne sais pas ce qui nous est arrivé.

Nos fils ont quitté la maison et se sont convertis au christianisme. »

Alors, les cieux s’ouvrent et Dieu leur répond :

« Oy vey. Mais que puis-je faire ?! Vous ne savez pas ce qui m’est arrivé ! »