Le jour de son quarante-septième anniversaire, Moli Kofer se posa la même question qu’il se posait chaque année à son anniversaire depuis qu’il pouvait s’en souvenir : si son nom était légèrement moins étrange ou un peu plus ordinaire, se sentirait-il, lui, pareil ?

Et on doit admettre que son nom était quand même un peu surprenant.

Quand il y réfléchissait, il se souvenait toujours de Rachel Levi, sa maîtresse de CP, qui avait un nom très ordinaire et qui avait essayé de le convaincre qu’on ne devrait pas l’appeler Moli mais plutôt Mouli, qui était, en fait, un diminutif de Menachem.

Ensuite, il pensait à Miss Cohen, son professeur d’anglais, qui avait, elle aussi, un nom ordinaire et qui prétendait que Moli était, en fait, un prénom de fille. Mais mal orthographié. 

Après une réunion de l’équipe enseignante, elle avait essayé également de le convaincre qu’en réalité, on devrait l’appeler Menachem.

Son nom de famille, aussi, dérangeait les gens. 

« C ‘est quoi Kofer* ? Ton grand-père se comportait mal ? », lui avait demandé une fois Noam le Grand (en réalité il s’appelait Noam Shulz, et il était le meilleur joueur de football de la classe).

Moli avait été très touché par cette remarque et avait dit que cela n’avait rien à voir du tout et que « Kofer » signifiait en fait un coffre-fort en anglais ancien, et que Noam était con. 

Il est vrai que Noam n’était pas très intelligent. 

Moli a appris qu’après l’armée, Noam était parti à l’étranger et que maintenant il avait une entreprise de vente de voitures d’occasion à Miami.

Moli était un mauvais joueur de football et ne connaissait rien aux voitures, mais il a toujours aimé résoudre des problèmes compliqués. Il avait donc décidé d’écrire désormais son nom avec des points diacritiques. 

Pour le problème de son nom de famille, il n’avait trouvé aucune solution. Alors il avait décidé, et presque toujours réussi, de l’ignorer. 

Moli était également excellent pour ignorer les choses.

Ce qu’il n’avait pas pu ignorer, c’était le sentiment d’être différent. Une fois, à la fac, il avait essayé de l’expliquer à Shira Gonen qui était assise à côté de lui en cours d’algèbre linéaire. Et qui était vraiment très très belle.

Il lui avait dit que ça lui arrivait presque tous les jours de ne pas comprendre ce que quelqu’un lui disait et qu’à peu près trois fois par semaine il voyait que les gens ne comprenaient pas ce que lui avait voulu dire.

Moli lui a raconté qu’il avait découvert que la formule pour calculer combien de fois il s’était déjà posé la question « mais pourquoi un tel m’a dit cela » était π * y * 52, ce qui équivalait à presque tous les deux jours.

Si vous verriez Moli Kofer dans la rue, vous ne sauriez pas qu’on l’appelle Moli Kofer ou qu’il se sent différent. Il a l’air très très ordinaire.

Mais lui il se sent différent. Très très différent.

*Kofer signifie un pêcheur en hébreu