À vingt heures trente, il décide de changer de t-shirt pour la nuit. Il souhaite se mettre en pyjama et se glisser dans son lit avec un livre. 

Des vérifications médicales sont prévues toutes les deux heures cette nuit là, ainsi que deux prises de sang à vingt trois heures et à trois heures du matin.

Le dîner est déjà terminé, et l’infirmière de nuit a quitté la chambre. Elle ne doit revenir que dans une heure. Il a le temps pour s’organiser.

Soudain un truc se met à trotter dans son esprit, il pense au fait que le schéma de la vie est un long enchaînement d’actions répétitives. Se lever, vérifier l’heure, prendre le petit déjeuner, se brosser les dents, enlever le pyjama, d’abord le haut puis le bas, s’habiller, d’abord les sous-vêtements, puis la chemise, puis les chaussettes, puis le pantalon. Aller au travail, déjeuner, travailler à nouveau, rentrer à la maison, ranger un peu, préparer le dîner, manger, se déshabiller, d’abord la chemise, puis le pantalon, puis les chaussettes, puis les sous-vêtements, prendre une douche (certains se douchent seulement le matin, mais ces gens là sont très étranges), se sécher, enfiler un pyjama, d’abord le haut puis le bas, aller dormir. Se réveiller, vérifier l’heure, prendre le petit déjeuner, se brosser les dents, enlever le pyjama, d’abord le haut puis le bas. Et ainsi de suite.

Des millions de personnes effectuent ces geste, jour après jour. Nous n’avons même pas besoin d’y penser ou de les planifier. Ils sont ancrés en nous.

Mais que se passe-t-il si, pour une raison quelconque, cette organisation est perturbée ? Si, par exemple, nous nous réveillons en retard. Ou pire, s’il n’y a plus de café ou de pain pour le petit déjeuner ? Ou si au moment où nous voulons sortir, nous ne trouvons plus notre portefeuille ou nos clés ? Ces situations ont la capacité de nous déséquilibrer complètement. Des sentiments de culpabilité se rajoutent souvent : « pourquoi t’es allé te coucher si tard hier soir ?!? » ou « pourquoi tu ne remets jamais tes clés à leur place ?!? ». 

Des jours entiers peuvent être gâchés parce qu’il n’y a plus de confiture aux fraises dans le frigo.

Le truc c’est que, parfois, la situation ne dépend tout simplement pas de nous. Nous sommes confrontés à une action quotidienne, quelque chose que nous avons déjà fait des milliers de fois, et nous ne savons tout simplement pas comment la faire maintenant, dans la situation dans laquelle on se trouve.

Comme un bébé qui reçoit une cuillère dans sa main pour la première fois. Il a déjà vu des cuillères, il a même mangé avec des cuillères, mais il n’a aucune idée de comment l’utiliser, là, comme ça, tout seul.

Après avoir pensé aux bébés, aux cuillères et à la confiture de fraises, il se lève lentement. Même naturellement, il n’est pas très rapide, et les médicaments le ralentissent encore d’avantage. Il se tourne vers l’armoire et sort un t-shirt.

Et puis ça le frappe. Il se regarde, puis il regarde le t-shirt, puis encore lui-même et réalise qu’il n’a aucune idée comment le faire. Ce n’est pas qu’il a oublié comment enlever un t-shirt ou comment en remettre un autre.

Il ne sait simplement pas comment effectuer ces gestes avec un tube sortant de son bras gauche, et qui a, à son extrémité, une boîte suspendue de la taille d’un noyau d’avocat, contenant de petits robinets. Et un autre tube, enfoncé dans sa poitrine du côté droit, connecté à son extrémité à un support portant des sacs de perfusions.

Après quelques minutes de confusion, et environ un quart d’heure de planification minutieuse, le premier tour commence : 

L’idée – d’abord la main droite (le bras sans les tubes), puis la main gauche, et enfin la tête. Un échec cinglant. 

Bien qu’il n’y ait pas de tube attaché au bras droit, les tubes et les robinets de la poitrine se sont accrochés à l’intérieur du t-shirt, et lorsqu’il a essayé de les libérer avec la main gauche, les tubes suspendus depuis le bras et la boîte à leurs extrémités se sont emmêlés avec les robinets de la poitrine. Il lui a fallu de longues minutes pour se libérer de cet enchevêtrement.

Deuxième essai : d’abord la tête, puis les deux mains. Cette tentative échoue dès le départ. 

Dès qu’il a essayé de saisir le col avec la main droite, les tubes se sont pris à nouveau dans le t-shirt de l’intérieur, et plus il essayait de soulever la main, plus le col glissait vers le bas et s’éloignait. 

Il a essayé avec la main gauche, mais il n’a même pas réussi à atteindre le col. 

En ce qui concerne le troisième essai, il a abandonné avant même de commencer. Il lui semblait qu’il n’y avait aucun moyen de faire passer la boîte connectée au tube du bras gauche à travers la manche du vêtement en la tirant vers le bas tout en tirant le reste du t-shirt vers le haut.

Il s’arrête, un peu essoufflé. Il se regarde à nouveau, puis le t-shirt propre, et décide d’accepter sa défaite avec dignité.

Et alors qu’il réfléchit aux tubes, aux boîtes, aux robinets et à la douche, la porte s’ouvre et l’infirmière de la nuit apparaît dans l’embrasure de la porte de sa chambre : « Prénom ? Nom de famille ? Date de naissance ? Comment vous vous sentez ? Des douleurs ? Vérifions les constantes ».